De la métallurgie-physique aux matériaux pluridisciplinaires : quarante ans de recherche à  l'École

Pierre GUIRALDENQ

La recherche en métallurgie-physique est née à  l'École dans les années 68. Pierre Guiraldenq décrit son développement au sein de l'École et l'évolution de ses problématiques qui lui ont permis s'adapter progressivement à  de nouveaux besoins et à  d'autres centres d'intérêt.

Pierre  GUIRALDENQ
Professeur émérite École Centrale de Lyon 36 Avenue Guy de Collongue, 69134 Écully Cedex pierre.guiraldenq@ec-lyon.fr

Texte intégral

Avant-propos

1 L'histoire de l'École, et le livre d'Auguste Jouret, L'École Centrale Lyonnaise, 1857-1957, nous rappellent combien la métallurgie fut présente dans les programmes d'enseignement à  toutes les époques, traversant les révolutions industrielles, les lendemains de guerres et les crises économiques.

2Des noms de professeurs sont à  conserver en mémoire, pour de nombreuses promotions jusqu'à  Écully. Ils partageaient leur temps entre les cours de l'École, la vie industrielle et les grands corps de l'État : Desjuzeurs, qui vécut les premières années de la rue Chevreul, Lienhart et Galmier, tous deux ingénieurs du génie maritime, jusqu'à  Boutillier et Jean-Marie Vialle, ingénieurs civils des mines de Saint-Étienne. La recherche n'était pas un objectif prioritaire dans les murs de l'École, mais les travaux pratiques étaient bien présents pour « mouler » les élèves à  la rigueur des méthodes.

3C'est surtout après les années 60 que la recherche sous contrat prit une forme officielle par une véritable collaboration université-industrie, puis avec le CNRS1, que le lecteur retrouvera dans ce texte.

  • 1 Centre National de la Recherche (...)

En guise de préambule : l'esprit des années 70

4Avant d'aborder les matériaux, il paraît utile de revenir sur quelques anecdotes pour décrire l'école à  ses débuts écullois.

5Candidat à  un poste de professeur nouvellement créé, j'étais invité par Paul Comparat à  visiter, en premier, le bâtiment de « métallurgie-physique » dans un cadre silencieux et apparemment sans élèves. C'était en mai 1968.

6Avec un certain humour et peut être pour nous rassurer, Paul Comparat m'expliquait que de nombreux élèves avaient rejoint leurs familles, mais que d'autres étaient bien là , en conférences, pour préparer des projets de réforme, sans violence : « Comme ils ne savent pas cuisiner et que personne n'est là  pour les aider, ils se contentent de plats de spaghetti pour réfléchir » me disait Paul Comparat. Etait-ce de l'humour lyonnais caché ?

7De ce travail collectif des élèves, naîtra en juillet 1968 un recueil L'esprit d'une réforme, sur lequel nous reviendrons. Cet ouvrage sera la clé de toutes les réformes pédagogiques.

8Nous faisions la connaissance d'Auguste Moiroux, directeur adjoint, directeur des études, et nous retrouvions notre collègue Pierre-François Gobin, professeur à  l'INSA2 de Lyon, que nous avions l'habitude de croiser aux journées d'automne de la Société Française de Métallurgie, chaque année, à  Paris.

  • 2 Institut National des Sciences (...)

9L'École n'avait alors que peu d'enseignants universitaires, et la recherche, excepté le laboratoire de mécanique des fluides dirigé par Jean Mathieu, restait encore embryonnaire. Un programme lancé quelques années auparavant par Pierre-François Gobin, sur lequel nous reviendrons, concernant le domaine des essais de traction à  grande vitesse, était le seul travail original de l'école sur les matériaux. Mais, à  la demande des élèves en 1968, primait l'impérieuse obligation d'établir des liens forts entre de nouvelles méthodes d'enseignement et les métiers créateurs, inspirés de la recherche. Ainsi, la mise en place de nouveaux Diplômes d'Études Approfondies (DEA), d'abord à  l'université Claude Bernard-Lyon I, devint une priorité pour une partie des cours de 3e année. Des liens sympathiques avec nos collègues de l'université Lyon I, au sein des nouvelles Unités d'Enseignement et de Recherche (UER) nouvellement créées, issues de la nouvelle loi d'orientation pour les Enseignements supérieurs, permirent des collaborations immédiates et efficaces avec de très nombreux collègues (Robert Uzan, Gérard Fontaine, Roger Cohen-Adad, etc.). Il en fut de même avec l'INSA de Lyon (le laboratoire GEMPPM3 créé et dirigé par Pierre-François Gobin), l'ENSM4 de Saint-Étienne (le département de métallurgie de Claude Goux), l'ENSEE5 de Grenoble ou d'autres universités (Paris VI, Paris XI-Orsay).

  • 3 Groupe d'Études de Métallurgie (...)
  • 4 École nationale Supérieure des (...)
  • 5 École Nationale Supérieure (...)

10Cette ouverture d'esprit, encouragée par la direction, mettait donc à  notre disposition des locaux neufs à  faire vivre. Mais, si les moyens du laboratoire étaient suffisants pour les travaux pratiques classiques, il fallait amorcer l'implantation d'équipements plus lourds.

11Quels étaient à  l'époque les thèmes nouveaux, les sujets en quête de réponse, les méthodes ? Discipline à  mi-chemin entre la physique et la chimie, au service d'abord de la mécanique, la métallurgie-physique était à  placer légèrement en amont de la recherche appliquée industrielle, pour approfondir des mécanismes élémentaires, là  où les entreprises, même très équipées, ne peuvent s'attarder par manque de temps, puis les compléter en travaillant les propriétés d'usage, optimisant ces dernières, et envisager de nouveaux besoins. Tout cela n'empêchait pas de modéliser et d'aborder naturellement les aspects théoriques pour alimenter l'enseignement et apporter plus de rigueur à  un savoir hérité du passé, souvent trop qualitatif.

12Le bond en avant des méthodes physiques d'analyses au début des années 70, associé à  une maîtrise de plus en plus forte des matériaux « modèles » à  propriétés simplifiées - pour en limiter les paramètres - ou de matériaux complexes à  traçabilité irréprochable - pour se rapprocher de l'usage - a permis de grandes avancées sur tous les fronts de la recherche : la métallurgie structurale était alors à  son apogée.

13Puis, l'ouverture rapide à  de nouvelles techniques ou à  d'autres matériaux obtenus par des procédés non standards, ne pouvait que nous entraîner vers d'autres domaines passionnants : les céramiques, les polymères, les composites, les traitements de surface.

14La pluridisciplinarité sera ainsi une passionnante aventure, allant jusqu'à  la biologie au service du vivant, en passant par la biomécanique.

La montée en puissance pour un label CNRS (1968-1978)

Les essais mécaniques à  grande vitesse

15Une première occasion fut saisie en 1964 par notre collègue Pierre-François Gobin, dans les locaux de la rue Chevreul, qui était sa « vieille maison », grâce à  un contrat financé par les aciéries d'Ugine, dont les recherches étaient alors dirigées par René Castro : la conception d'une machine de traction, qui n'existait pas sur le marché, pour analyser le comportement dynamique des matériaux jusqu'à  rupture (de quelques m/s à  100 m/s), avec un volant de grande inertie, sera le sujet de recherche déménagé à  Écully, en 1968.

16La première étude, conduite par Daniel Rousseau, portait naturellement sur quelques aciers faiblement alliés et fortement alliés, à  la température ambiante. Robert Botte, deuxième thésard, remonta la machine sur le nouveau campus, en y ajoutant l'effet des basses températures (jusqu'à  -196 °C) pour taquiner le matériau par la fragilité à  froid. Enfin, une troisième contribution, plus théorique, appliquée à  des structures cristallines simples ou complexes (titane, ferrites fer-silicium, aciers inoxydables austénitiques), grâce à  d'autres contrats avec le CEA6, permit d'affiner les interprétations sur la propagation des ondes, associées à  la  théorie des dislocations mobiles et à  une meilleure connaissance de la notion de « limite élastique dynamique » (thèses de docteur-ingénieur de Daniel Rousseau, 1967 ; Robert Botte, 1969 ; Pierre Brevet, 1973).

  • 6 Commissariat à  l'Énergie (...)

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Machine de traction à  grande vitesse présenté ici par Pierre Brevet ( novembre 1971)

Crédits : G. Karsenty

Machine de traction à  grande vitesse présenté ici par Pierre Brevet ( novembre 1971)

Crédits : G. Karsenty

17La reconnaissance scientifique de ces travaux permit d'ailleurs d'attirer d'autres entreprises, telles que le centre de recherches de Pechiney à  Voreppe, pour les alliages légers. Les thèses étaient devenues ainsi des « moteurs financiers », mais auxquels s'ajoutait une sympathique et franche confiance réciproque des équipes, répondant en des délais raisonnables et sans poids administratif trop lourd.

Les phénomènes de transport à  l'état solide associés aux défauts élémentaires des structures cristallines

18Formé aux méthodes mettant en pratique les traceurs radioactifs, les ayant d'abord pratiquées à  l'École Nationale Supérieure des Mines de Paris, puis transportées dans la sidérurgie fine à  la Compagnie des Ateliers et Forges de la Loire, nous étions convaincu que cette physique particulière et originale pourrait nous aider à  une meilleure connaissance des phénomènes de transport à  l'échelle atomique, au voisinage des surfaces, pour certains aspects de la mécanique des matériaux.

19En effet, la mécanique des surfaces fixait alors des règles tribologiques assez grossières, qui s'appuyaient sur la notion de solubilité à  l'état solide entre phases cristallines, en particulier pour expliquer le grippage au stade ultime de la dégradation des contacts. Pendant que notre collègue Jean-Marie Georges, au retour d'un long séjour au MIT7, prenait en charge le service de technologie et se tournait vers la « lubrification limite », la DRME8 nous confiait une première convention de recherche pour aborder les paramètres qui  participent à  la dégradation : sujet placé au cœur de nos moyens avec les isotopes radioactifs, avant que de nouvelles techniques (telles que l'Esca9, l'Auger) soient opérationnelles et abordables. La thèse de docteur-ingénieur de Alain Heurtel (Lyon I , 1973) se fixait sur plusieurs modèles de couples tribologiques simples, différents quant à  l'effet de la solubilité à  l'état solide. C'est à  cette époque que nous engagions une collaboration, dans le même esprit, avec l'équipe de Maurice Godet à  l'INSA de Lyon, pour étudier le frottement d'alliages réfractaires au cobalt, en conditions extrêmes de vitesse, de pression et de température.

  • 7 Massachusetts Institute of (...)
  • 8 Direction des Recherches et (...)
  • 9 Electron Spectroscopy for (...)

20Les phénomènes de diffusion furent ensuite très naturellement étendus aux revêtements superficiels, qui étaient sources de problèmes pratiques, par exemple le « simple » étamage des aciers qui préoccupait la Société Hydromécanique et Frottement (HEF) à  Saint-Étienne. La jeune commission « mécanique des surfaces » de la DGRST10, ayant à  sa tête le directeur des recherches d'Alcatel, M. Le Blan, confia à  notre laboratoire une étude complète du système fer-carbone-étain, déplacée progressivement vers les alliages complexes industriels, avec certaines additions secondaires qui modifiaient les cinétiques de croissance des couches : il fallait en comprendre la raison.

  • 10 Direction Générale de la (...)

21De tels sujets issus de l'industrie donnèrent un élan évident à  la communauté universitaire des physiciens du solide et des métallurgistes, qui se retrouvaient dans les groupes de réflexion, dits de « Monetier », imaginés en 1968 (groupes « diffusion », « défauts ponctuels », « plasticité », etc.) et la toute jeune Société Française de Tribologie.

22Les thèses d'État, d'abord de Daniel Treheux (Paris XI, 1973), puis de Daniel Marchive (Lyon I, 1976) et de Mme Denyse Juvé-Duc (Paris XI, 1983) s'inscrivent dans ce long cheminement, où les radiotraceurs furent les rois de la scène, pour comprendre le rôle joué par les défauts nanoscopiques, comme les joints de grains ou les interfaces entre phases. Les recherches fondamentales sur les défauts de structures (statiques et dynamiques) étaient alors un thème central pour de nombreux laboratoires, avec lesquels nous collaborions : le département de métallurgie de Claude Goux à  l'École de Mines de Saint-Étienne, qui maîtrisait l'élaboration si délicate des mono et bicristaux d'orientation prédéterminée, le laboratoire de Jean Cabané à  la faculté de Saint-Jérôme à  Marseille, le laboratoire de métallurgie-physique de l'université Paris XI-Orsay de Paul Lacombe. La thèse de docteur-ingénieur de Mme Wafa Assassa Mitwalli (Lyon I, 1975) illustre bien les regroupements de méthodes qui ont accompagné l'analyse complexe des joints de grains sous l'effet de la température et transposables à  d'autres matériaux. Il en fut de même pour les ségrégations intergranulaires d'impuretés, que l'on a pu corréler à  des effets de fragilité mécanique, de corrosion, ou à  la recristallisation de solutions solides inoxydables (thèse d'État de Nguyen Du, Lyon I, 1978).

23Il est agréable de rappeler ici la longue collaboration avec le laboratoire de physique des liquides et d'électrochimie du CNRS à  Paris VI (Michel Froment), le centre de recherches de Creusot-Loire à  Unieux (André Desestret), enfin l'Institut Akimov de Prague (Vladimir Cihal).

24Mais si notre laboratoire était globalement bien équipé pour la radiocristallographie, il souffrait en revanche d'une cruelle pauvreté en moyens d'analyses quantitatives microscopiques : après plusieurs années de démarches et de préparations de dossiers administratifs, une microsonde électronique Camebax fut attribuée au laboratoire par le ministère (1975), avec le statut de « Centre commun de mesures et d'analyses physiques », au service de la collectivité universitaire lyonnaise. Cette organisation avait été conçue par François Juillet, alors chargé de mission auprès du préfet de la Région Rhône-Alpes afin de rentabiliser ce type d'investissement. Ce centre fonctionnera sur ses revenus propres, assurant la gestion et le salaire du personnel technique, pendant environ 15 ans.

25Plus tard et dans le même esprit, l'achat collectif régional d'un Spectrographe à  Décharge Luminescente (SDL), pour caractériser les couches ultimes près des surfaces, fut, inversement, installé chez des industriels, mais au service également des équipes universitaires dont nous faisions partie.

L'approche structurale de la fatigue mécanique : points faibles et mécanismes d'amorçage des fissures

26Outre les premiers objectifs vus précédemment, un autre groupe de recherche, plus engagé dans la mécanique et la dynamique des systèmes, était nécessaire : l'analyse de la fatigue des matériaux était arrivée à  un point limite des connaissances. Héritière de méthodes probabilistes, il lui manquait une réflexion structurale pour expliquer les premiers stades d'amorçage des fissures et cerner les facteurs primaires. La microstructure, sous toutes ses formes, pointait déjà  son nez dans les publications, mais ce vaste sujet semblait encore négligé, excepté à  l'IRSID11 et au STCAN12. Le couplage de cette question avec d'autres paramètres extérieurs (par exemple un milieu lubrifiant dégradé) prenait la forme d'un magnifique champ d'action à  défricher sur le long terme (fatigue-corrosion).

  • 11 Institut de Recherche de la (...)
  • 12 Service Technique des (...)

27Un programme lancé avec le laboratoire de mécanique des contacts de Maurice Godet à  l'INSA de Lyon et la DRME permit un rapprochement efficace entre mécaniciens et physiciens métallurgistes : des éléments de structure comme les roulements, issus de la sidérurgie traditionnelle, étaient à  améliorer pour augmenter les durée de vie et correspondaient bien aux échelles d'observation et aux capacités du laboratoire, pour solliciter la structure dans les zones de contraintes de Hertz. Des appareils spécifiques à  ces essais furent construits, originaux ou calqués sur le savoir-faire des spécialistes du roulement (Ugine, SNR13). Rappelons l'apport toujours efficace de quelques élèves de 3e année de l'École, ou d'auditeurs du CNAM14, qui préparaient leurs mémoires de fin d'études. Les premiers stades de la dégradation, qui conditionnent directement la durée de vie de ces éléments mécaniques, ont donc longtemps été le thème du groupe de Léo Vincent, d'abord pour ses propres recherches (thèse de docteur-ingénieur, Lyon I, 1974 ; thèse d'État, ECL, 1977), puis pour des analyses de plus en plus fines, en y associant notre collègue François Sidoroff (Bernard Coquillet, thèse d'Université, Lyon I, 1977 ; thèse d'État, Paris XI, 1982). La fatigue et la corrosion dans les milieux lubrifiants contaminés, où ressurgit la fragilisation par l'hydrogène, a été aussi poursuivie. L'emploi du tritium radioactif et de la technique d'autoradiographie à  haut pouvoir de résolution seront alors les outils efficaces pour apporter la preuve directe de la fragilisation des interfaces entre matrice et carbures présents. La contribution de nos amis d'Orsay fut ici essentielle (Marc Aucouturier, Jacques Chêne). Cette implication dans le domaine de la fatigue permit ensuite de participer à  des programmes nationaux, sous la tutelle de la DGRST, puis du ministère de la Recherche et de l'Industrie, regroupant de nombreux laboratoires, privés ou d'État, pour des essais croisés : Creusot-Loire avec Paul Rabbe, l'IRSID avec Gilles Pomey, le CEA-Saclay, l'Aérospatiale et d'autres écoles (ENSMA15, ENSAM16, ECP17, etc.). Nous retrouvions là  les multiples nuances d'aciers fortement alliés couvrant de riches applications potentielles : longue période aussi de mise au point de traitements de surface pour dénicher des remèdes aux problèmes d'usure (méthode du Slurry-Coating, en particulier).

  • 13 Société Nouvelle de Roulements
  • 14 Conservatoire National des Arts (...)
  • 15 École Nationale Supérieure de (...)
  • 16 École Nationale Supérieure (...)
  • 17 École Centrale Paris

28Les objectifs des deux équipes (diffusion-fatigue) se trouvaient ainsi rapprochés. C'est à  cette époque que le laboratoire fut encouragé à  rédiger des brevets d'invention, financés et suivis par l'ANVAR18 : Roger Caillat (université Paris XI), chargé de mission auprès de cette agence, fut notre très efficace correspondant, au moment où prenait forme à  l'École la valorisation de la recherche, voulue par Auguste Moiroux et organisée dans les détails par Mme Dominique Letuvée à  partir de 1978. Entre deux correspondances d'avions, nous retrouvions Roger Caillat à  l'aéroport de Satolas-Saint-Exupéry pour peaufiner quelques revendications bien spécifiques à  ces brevets Anvar.

  • 18 Agence Nationale pour la (...)

L'Odontologie et les Biomatériaux métalliques

29La création en 1968 d'une faculté d'odontologie au sein de l'université Claude-Bernard et la nécessaire obligation, imposée aux enseignants, d'obtenir une qualification de recherche par l'obtention, au moins, d'un doctorat de 3cycle en sciences odontologiques, fut le point de départ d'une collaboration originale sur les matériaux dentaires : le hasard de quelques rencontres sympathiques et l'idée toute simple d'accueillir de nouveaux collaborateurs, ayant une forte implication expérimentale par leur métier, ont été à  l'origine de notre orientation complémentaire vers les sciences de la vie.

30Les premiers « mousquetaires » arrivés s'adaptèrent vite à  nos habitudes et nous choisissions trois directions de recherche : les amalgames dentaires, avec Jean Blanc-Benon, les alliages inoxydables nickel-chrome pour prothèses fixes avec Daniel Communal et Jacques Labarge pour les alliages précieux à  durcissement structural.

31Les amalgames dentaires, matériaux d'obturation provisoire, dont on connaissait mal les mécanismes de prise à  froid, ont été l'occasion d'étudier les métaux liquides (le mercure en particulier), revenant ainsi vers les mécanismes d'échanges et de réactions par diffusion. Puis, à  découvrir d'autres pistes intéressantes du secteur médico-buccal, telle que celle de la réduction des caries dentaires par le fluor. L'addition d'un fluorure à  la poudre du composé défini Ag3Sn, réagissant avec le mercure, était elle capable, « in vivo », du même effet ? Et si oui, par quel mécanisme ? Belle étude, qui nous sera confiée par la société Goupil-Dentoria et qui alimentera le fonds scientifique de la thèse de Guy Le Quang (docteur-ingénieur, Lyon I, 1976). Puis, l'addition d'or, au niveau de quelques pour cents, sera aussi abordée pour améliorer la durée de vie de ces mêmes amalgames face à  la corrosion salivaire.

32L'expérience ainsi acquise dans le domaine de la physicochimie dentaire et des liens de plus en plus larges avec d'autres équipes nous incita à  organiser un Congrès international de métallurgie dentaire, appuyé par le ministère des Enseignements supérieurs et Mme Alice Saunier-Seité, alors ministre : ce dernier s'est tenu en septembre 1980. Il fut l'occasion d'un rapprochement entre universitaires, prothésistes et industriels. La création du « Collège Français des Biomatériaux Dentaires » date de cette époque.

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Séance inaugurale du CIMD 80 le 24 septembre 1980. De la gauche vers la droite, messieurs Vincent (ancien doyen de la faculté d'ontologie de l'université Lyon 1), Parret (doyen de la faculté d'ontologie de l'université Lyon 1), Rigaud (maire d'Écully), Germain (président de l'université Lyon 1), Moiroux (directeur de l'ECL), Juillet (chargé de mission auprès de la préfecture), Guiraldenq (président du CIMD 80)

Crédits : Lyon Reportage - Bécam

Séance inaugurale du CIMD 80 le 24 septembre 1980. De la gauche vers la droite, messieurs Vincent (ancien doyen de la faculté d'ontologie de l'université Lyon 1), Parret (doyen de la faculté d'ontologie de l'université Lyon 1), Rigaud (maire d'Écully), Germain (président de l'université Lyon 1), Moiroux (directeur de l'ECL), Juillet (chargé de mission auprès de la préfecture), Guiraldenq (président du CIMD 80)

Crédits : Lyon Reportage - Bécam

33Puis d'autres sujets sont arrivés, offrant l'occasion de s'intéresser à  la céramique dentaire, aux revêtements céramiques sur des alliages traditionnels ou nouveaux, comme les alliages de titane : cette activité sera poursuivie avec notre collègue Jacques Brugirard de la faculté d'odontologie, et de nouveaux industriels impliqués dans des technologies d'élaboration exigeantes, qui se rapprochaient du savoir-faire aéronautique, face à  une redoutable concurrence japonaise. Enfin, la biocompatibilité « in vivo » des matériaux métalliques, ou non métalliques, sera un dernier cheval de bataille entraînant doucement le laboratoire vers d'autres horizons.

Reconnaissance nationale et extension à  de nouveaux domaines de l'ingénierie mécanique (1978-1995)

La création de l'Unité de Recherche Associée au CNRS (ERA 732, URA 447)

34Fort d'un nombre suffisant de personnels, qui approchait la trentaine, le laboratoire est reconnu en 1977-1978 par le CNRS sous l'appellation « métallurgie structurale ». Il dépendait alors du département de la chimie et de la sous-section « chimie minérale », présidée par Paul Haggenmuller : ce succès répondait, pour une large part, au choix des thèmes de recherche, qui sortaient des sentiers battus, et des multiples collaborations réussies, universitaires et industrielles. Le juste équilibre entre recherche fondamentale et recherche appliquée est apprécié en raison du style généraliste de l'École. C'est à  cette époque que l'École décide d'ailleurs de ne plus garder le nom de « services » et d'incorporer tous les laboratoires  dans des départements puisqu'ils cumulent enseignement et recherche. L'accompagnement des élèves de 3e année vers la recherche est alors presque une tradition avec plusieurs DEA (sous multiples sceaux : ECL, Lyon I, INSA) permettant des choix variés : « physique des matériaux et des surfaces », « chimie appliquée », « génie des matériaux », « chimie analytique », enfin le DEA de « génie biologique et médical » créé par Christian Collombel (faculté de pharmacie). Nous participions aussi au Diplôme d'Étude et de Recherche en Sciences Odontologiques (DERSO) pour l'option « matériaux » et longtemps au Conseil scientifique de cette même faculté.

35Puis, de nouveaux objectifs prioritaires se précisent : enrichir progressivement le laboratoire de nouvelles méthodes physiques pour approfondir les mécanismes structuraux, en particulier chaque fois que surfaces et interfaces jouent un rôle majeur. La maîtrise de l'élaboration de nouveaux matériaux (2D, 3D), en amont ou complémentaires à  des procédés de routine, devient nécessaire (projection plasma, thermo-compression pour les céramiques, sources Laser appliquées aux traitements de surface) de manière à  couvrir la chaîne complète : élaboration, microstructure, tenue en service. En outre, la période 1980-1990 mettra en scène de nouveaux « produits », concurrents potentiels des alliages métalliques, ouvrant une compétition stimulante entre équipes au niveau national : matériaux composites à  matrices multiples, alliages de substitution pour des économies de matière et d'énergie, céramiques techniques, matériaux amorphes, matériaux intelligents.

Les matériaux de substitution associés aux économies d'énergie et de matières premières

36La mise en place d'une Agence Française pour la Maîtrise de l'Énergie (AFME) a été une opportunité pour bousculer les habitudes et réactiver la recherche sur le sujet. Plusieurs directions intéressaient le laboratoire, s'appuyant sur un acquis récent :

37Aux aciers inoxydables classiques, très dépendants du prix du nickel et du molybdène, pourquoi ne pas faire appel à  des éléments d'addition équivalents, allant même jusqu'à  prendre le risque de réduire le chrome au profit d'éléments aux propriétés voisines, pour combatte la corrosion ?

38Ceci fut engagé avec Creusot-Loire, disposant de moyens lourds à  l'échelle 1 de la production. Les alliages de remplacement, moulés, pour pièces de grande dimension, étaient appelés à  cumuler des niveaux de performances comparables aux alliages traditionnels en ténacité, fatigue et corrosion dans l'eau et la vapeur : sujet très concret qui se prêtait bien à  la préparation de mémoires CNAM, comme celui de Pierre Frangville, responsable de la microsonde électronique du centre commun.

39De même, les classes d'alliages précieux utilisés en odontologie méritaient d'être revisitées, en imaginant de nouveaux alliages « semi précieux » - à  teneurs en or ou platine réduites - et en privilégiant la présence de palladium, qui s'avérait plus économique. Mais se reposait alors le problème entier de la définition des propriétés, depuis la qualité du produit brut jusqu'à  l'aptitude des surfaces à  recevoir des revêtements céramiques sans perte d'adhésion, sans fragilité et sans corrosion en milieu salivaire : vaste programme qui sera orchestré autour d'une entreprise lyonnaise, la Société Durand-Girard, avec l'INSA (Henri Mazille) et la faculté d'Odontologie (Jacques Brugirard), le tout dans une Action Thématique Programmée (ATP) répondant aux objectifs du CNRS (Roland Charnay, mémoire d'ingénieur CNAM, 1984 ; thèse d'État, ECL, 1994). Les premiers tests de compatibilité « in vivo » sur animaux datent de cette époque, allant jusqu'à  un suivi du transport des différentes espèces ioniques à  l'état de traces ultimes, au cœur des organes vivants, par spectrométrie de masse (thèse de 3e cycle de Jean-Marc Enriore, Lyon I, 1992). Les alliages de titane, appliqués à  l'odontologie, seront eux aussi bien présents afin d'en abaisser les températures de fusion et la contamination par les gaz parasites (thèse d'État de Bechara Naccache, Lyon I, 1997).

Les matériaux nouveaux de haute technologie : nouveaux procédés physiques d'étude et d'optimisation des surfaces

Les céramiques techniques

40C'est autour des années 1980-1982 qu'un souffle nouveau envahit les laboratoires français avec les céramiques techniques à  haute performance, sous la poussée internationale. L'Université lyonnaise ne reste pas en retrait puisque, très vite, un regroupement de compétences se met en place par la création d'un Centre de Recherche Rhône-Alpes des Céramiques Spéciales (CRRACS), regroupant l'URA 447 avec Daniel Treheux, l'École des Mines de Saint-Étienne avec François Thevenot, et l'URA 341 (GEMPPM-INSA) animée par Gilbert Fantozzi. Le but est de développer deux domaines : les céramiques à  haute performance massives (3D), les liaisons céramiques-métal que l'on retrouve dans de multiples applications (électromécanique, électrotechnique, orthopédique, thermique ou hybrides).

41En complément à  ces deux partenaires, seront étudiés les mécanismes d'usure associés à  la microstructure, en particulier l'évolution des phases métastables lors des transferts, dans le cas des alumines à  dispersoïdes (Alumine-zircone, Aluminalon) et zircones tétragonales. Ainsi, retrouve-t-on ici les mêmes objectifs qu'avec les alliages métalliques, c'est-à -dire la prise en compte de l'analyse très fine des structures de joints et de phases intergranulaires par microscopie électronique. Les liaisons céramo-métalliques ont été étudiées en mettant au point des installations de thermocompression, avec un contrôle très précis des paramètres physiques, appliquées à  des couples Cuivre-Al2O3 (thèse d'État de Michel Courbière, ECL, 1986), ou Nickel-Al2O3 (thèse d'État de Pierre Lourdin, ECL, 1992), ou Platine-Al2O3 , Cuivre-ZrO2 (thèse d'État de Bonaventure Mbongo, ECL, 1994) : ces interfaces hétérogènes correspondaient à  des choix de modèles différents de réactivité chimique, d'adhésion et de diffusion à  courte distance. La mesure des contraintes résiduelles était aussi à  préciser dans les zones interfaciales (thèse d'État de Vincent Guipont, ECL, 1994). Le mécanismes de transfert de charge et de stockage d'énergie seront alors pris en compte, puis ils deviendront plus tard , en tant que tels, un thème de recherche spécifique. Associée à  cette période, la méthode de projection Plasma est installée pour répondre à  l'élan des motoristes afin d'améliorer les matériaux traditionnels. Les nombreux points faibles au niveau des liaisons métal-céramique exigent un travail « cousu main » pour traquer une foule de paramètres et revoir la conception des pièces à  partir de multimatériaux projetés, par le jeu d'additions spécifiques, favorables aux phénomènes d'interdiffusion. Ces études resteront toujours en amont de celles des partenaires industriels : Renault, SNMI19, CICE, SCT20 (thèse d'État de Gausseem Saïf, ECL, 1991).

  • 19 Société Nouvelle des (...)
  • 20 Solutions in Ceramic Technologies

L'implantation ionique des surfaces

42Sujet également très nouveau au début des années 80 et technique ouverte à  des propriétés nouvelles grâce à  des structures « hors équilibres », laissant espérer un nouvel « Eldorado » de la tribologie. Là  encore, la DGRST appuie sérieusement ce projet, conduit avec notre collègue Jean Tousset de l'Institut de Physique Nucléaire de Lyon (disposant d'accélérateurs de particules) et le centre de recherche de Creusot-Loire, dirigé alors par Michel Colombié. L'objectif pratique était d'améliorer la résistance à  l'usure des outils de coupe, ainsi que les surfaces de certaines prothèses orthopédiques.

43L'implantation d'azote sera le premier cas étudié, en raison de microphases dispersées formées avec le fer, apportant un effet durcissant. Serge Fayeulle en fut le premier « maitre d'ouvrage » (thèse de docteur-ingénieur, ECL, 1984 ; thèse d'État, ECL, 1987), profitant de techniques nouvelles pour suivre les profils de diffusion et leurs évolutions pendant le frottement (analyses nucléaires, diffraction X en incidence rasante, spectroscopie Mossbauer à  électrons de conversion, Esca, Auger).

44Des éléments chimiques, autres que l'azote, furent aussi étudiés par implantation, allant jusqu'à  être appliqués à  des substrats non métalliques : les céramiques thermomécaniques implantées conduisent ainsi à  la formation de phases nanométriques, qui modifient les mécanismes d'usure (thèse d'État de Christophe Donnet, Lyon I, 1990). Ce domaine prit ensuite une extension industrielle remarquable au service de la mécanique et de la médecine (société Nitruvid).

Les allliages amorphes

45Ces matériaux furent découverts aux États-Unis en 1963 par Paul Duwez et élaborés sous la forme de rubans de faible épaisseur, par trempe ultra rapide à  partir de l'état liquide, destinés au début à  des applications électromagnétiques : la France avait pris un certain retard que voulait rattraper la DGRST pour d'autres applications, où tenue mécanique et corrosion sont conjuguées. La société Pont-à -Mousson fut le chef de file de cette action, entourée de laboratoires universitaires qui apportaient, chacun, son savoir-faire. Nous étions intéressés, au laboratoire, par la structure élémentaire de l'état amorphe, métastable, et par le retour à  l'équilibre thermodynamique. Pouvait-on espérer des applications utiles en frottement, tant les surfaces étaient particulières ?

46Plusieurs auditeurs CNAM firent de ce sujet leurs diplômes d'ingénieurs (Gérard Chateau, Georges Girerd, Jean-Jacques Schuehmacher) entre 1982 et 1984, puis une étude très complète, par les radiotraceurs, vieillissement et tribologie, sera ensuite poursuivie par Cherif Serrer (thèse, 1992)

47Mais ce thème original fut aussi du pain blanc pour des projets d'élèves : le volant d'inertie installé sur la machine de traction à  grandes vitesses des années 70, sera adapté quelque temps à  l'hypertrempe d'alliages légers d'aluminium par simple « reconversion thématique », sans perdre ses capacités techniques premières.

Les matériaux composites

48Revenons à  la fatigue et à  l'endurance mécanique : dans ce domaine, des matériaux nouveaux, issus de la famille des composites à  matrice polymère et à  renfort fibreux, qui envahissaient le marché, méritaient d'être abordés à  bras le corps. C'est ce que firent Léo Vincent et son équipe. Or, le développement de ces matériaux restait tributaire d'une meilleure connaissance des premiers stades de la dégradation des interfaces entre fibres et matrice, sans oublier les comportements non linéaires visco-élastique ou visco-plastique de la matrice, les endommagements intrinsèques des fibres et leur vieillissement, sur des temps longs.

49Des liens industriels sous contrat sont alors engagés avec l'Aerospatiale, Eurocopter, Michelin, Vetrotex et Brochier. La création d'un Centre d'Étude de la DURabilité des MATériaux (Cedurmat), appuyé par plusieurs thématiques régionales, inscrites au plan État-Région, devient utile pour planifier des essais spécifiques avec des machines originales (Epsiflex), développés par Prodemat, puis aménager de nouvelles salles de travail dans l'ex-bâtiment de chimie. Cette restructuration forte était appuyée par Jacques Bordet, pendant que le département changeait de nom. Il s'appelait désormais « Matériaux-Mécanique Physique » (MMP) et Léo Vincent en prenait la direction, tandis que l'URA-CNRS 447 reposait sur les épaules de Daniel Treheux.

50C'est durant cette période d'intense activité que furent étudiés le fluage et le comportement sous sollicitations cycliques de composites unidirectionnels, à  matière époxy, renforcés de fibres de verre, ou de carbone (thèse d'État d'Antoine Chateauminois, Lyon I, 1991). L'adaptation à  ces structures composites de capteurs sensibles à  l'environnement ou à  la dégradation propre du matériau, permit d'élargir le champ d'étude de la durabilité par une surveillance en continu de l'endommagement. La réalisation de composites hybrides « adaptables » contenant des alliages à  mémoire de forme, donna ensuite au matériau global une fonction active (thèses d'État de Jérôme Grando, ECL, 1995 ; Janick Bigarré, ECL, 1996 ; Calixte Blanchard, ECL, 1996 ; Olivier Ceysson, ECL, 1996 ; Béatrice Large-Toumi, ECL, 1994 ; et plus récemment de Young Kuk Choi, ECL, 2002). Ce groupe a été largement animé par Michèle Salvia, qui en garde la maîtrise aujourd'hui.

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Fibre de carbone-résine PEEK (microscopie électronique à  balayage) : faciès de rupture ductile d'un composite résine PEEK-fibre de carbone après traction du composite, suivant un axe à  45° de l'orientation des fibres

Fibre de carbone-résine PEEK (microscopie électronique à  balayage) : faciès de rupture ductile d'un composite résine PEEK-fibre de carbone après traction du composite, suivant un axe à  45° de l'orientation des fibres

Défauts chargés et fracture des céramiques : endommagement diélectrique des isolants

51Les céramiques, on le sait, sont par nature des matériaux fragiles et cet inconvénient retient et freine leur développement. Peut-on en avoir un meilleure comportement, pour un nouveau bond technologique ? C'est en étroite collaboration avec Claude Le Gressus (CEA-Saclay) qu'une analyse de la fragilité et de la rupture des céramiques fut entreprise par Daniel Treheux. Comparés aux métaux, les concepts sont à  revoir entièrement puisqu'il s'agit d'isolants ou de semi-conducteurs. En particulier, outre l'énergie thermique dissipée dans un contact mécanique, il faut tenir compte ici de la dissipation électrostatique. Les défauts de structure et les impuretés étant chargés électriquement, ces derniers vont occuper une place importante dans le mécanisme de la rupture, par analogie avec le claquage.

52Cette approche repose sur le fait que toute contrainte, quelle que soit sa nature (électrique, mécanique, thermique), appliquée sur un diélectrique, conduit à  une injection de charges électriques et que la conduction de ces charges peut être localement piégée. Sous sollicitation, le matériau peut alors stocker une énergie considérable, de nature mécanique, qui entraîne la rupture.

53Ce thème a fait l'objet d'un travail coopératif, regroupant autour du CEA-DAM21, l'ECL, l'INSA, Lyon I, Paris XI-Orsay et la faculté des sciences de Marseille. Plusieurs séminaires et colloques (1992-1995) furent entièrement consacrés à  la « Physique de la charge d'espace », ainsi que les récents congrès de l'IEEE22.

  • 21 Direction des Applications (...)
  • 22 Institute of Electrical and (...)

54Le département MMP et l'URA 447 ont apporté ici une méthode originale de caractérisation quantitative de la capacité d'un matériau à  piéger les charges (« méthode du miroir »), une modélisation de ce piégeage dans le cristal par la dynamique moléculaire, enfin l'application de cette approche physique à  la durabilité des céramiques (frottement, usure, ténacité).

55Son exploitation a porté sur des matériaux de type saphir ou rubis (thèse d'État de Bruno Vallayer, ECL, 1995), puis a été appliquée au frottement (thèse d'État de Abdelhamid Berroug, ECL, 1993 ; Catherine  Rambaut, ECL, 1997 ; Jannick Bigarré, ECL, 1996).

56Concernant les matériaux polycristallins (par exemple, les zircones), le taux d'usure a été corrélé au rendement de piégeage, ouvrant la voie à  des concepts nouveaux de traitements de surface.

57Ces méthodes de caractérisation et de modélisation, pour l'injection, le transport et le piégeage des charges électriques dans les isolants, sont aujourd'hui développées et extrapolées à  d'autres matériaux (polymères, biomatériaux) par Denyse Juvé-Duc et Christelle Guerret.

La fatigue de contact et les faisceaux Laser de haute énergie au service des surfaces

58Il faut ici remonter à  plus de 20 ans pour retrouver au laboratoire la première étude sur « l'usure induite par petits débattements » (thèse d'État de Christian Colombié, ECL, 1986) : point de départ fondamental à  de nombreux travaux sur la « notion de 3e corps » dans les contacts mécaniques, soumis à  des mouvements oscillants de faible amplitude.

59Ce sujet croulait sous des théories souvent contradictoires au vocable flou (fretting wear, corrosion de contact, fretting fatigue, false brinelling). Il n'y avait aucune prise en compte des véritables phénomènes qui accompagnaient les tous premiers stades de la dégradation des surfaces. Il revint ainsi à  l'équipe de Léo Vincent, avec Maurice Godet et ses collaborateurs, de recadrer correctement les paramètres : distribution des contraintes dans les 1er corps, évolution du matériau dans son environnement mécanique et physico-chimique, débris qui se forment et qui protègent, ou non, les surfaces des substrats. La vie propre du 3e corps devient alors l'acteur central pour dénouer l'intrigue.

60Ainsi, ont été classées et distinguées minutieusement, par cas d' « école », différentes familles d'évolution prenant en compte les transformations tribologiques structurales superficielles (TTS), l'usure induite par petits débattements (UIP) et la fissuration du substrat (FIP). Des abaques de synthèse furent dressées, accompagnant ce long travail méthodique et rigoureux avec des tribomètres spécifiques mettant en jeu des sollicitations par petits débattements (de 10 à  50-100 microns) : simulation de la réalité « statique » dans les domaines aussi importants que l'aéronautique, l'industrie nucléaire (dans les échangeurs), le génie civil (les câbles de pont, par exemple).

61Des approches plus quantitatives seront ensuite dégagées, en associant la quantité de matière usée à  l'énergie interfaciale dissipée dans le contact. Des coefficients énergétiques d'usure seront introduits (thèses d'État de Mohamed Kharrat, ECL 1996 ; Siegfried Fouvry, ECL, 1997 ; Abdelkader Krichen, ECL, 1997).

62Initialement appliquée aux matériaux métalliques, cette méthodologie fut étendue aux polymères au contact d'antagonistes rigides (verre ou métal), reflétant les dégâts internes au sein d'un  matériau composite.

63L'arrivée au laboratoire en 1989 de notre collègue Bernard Vannes fut aussi l'occasion d'élargir ces comportements surfaciques à  de nouveaux traitements obtenus avec des sources Laser, et au crucial problème des contraintes résiduelles, déjà  signalé. La création à  l'INSA de Lyon, quelques années plus tôt, avec l'appui fort de Pierre-François Gobin, d'un Centre d'Application des Lasers de Forte Énergie à  la Transformation des MATériaux (CALFETMAT), devient une opportunité dans la recherche de solutions au fretting, en relation avec l'IUT du Creusot, remarquablement équipé, et l'École Polytechnique Fédérale de Lausanne. Les matériaux de surface à  gradient de propriétés deviennent alors un thème en soi. Pendant plus de 10 ans et dans une sympathique dynamique de groupe associée à  la création d'un GDR23 « Traitement des matériaux par Laser de puissance ou associé à  d'autres procédés énergétiques » (LASERAP), le laboratoire occupera avec Bernard Vannes une position forte pour les contrats à  l'échelle internationale, tant universitaire qu'industrielle (de 1991 à  2004).

  • 23 Groupe De Recherche

64Quelques thèses d'État de l'ECL méritent d'être rappelées : Jean-François Carton, 1993, avec Eurocopter et l'Aérospatiale ; Jean-Marc Voisin, 1992, avec Novatome ; Gérard Liraut,1992, avec Michelin ; Yves Gachon, 1997, avec la DGA ; Catherine Fabre-Barthou, 1997, avec la SNR ;Laurent Goetgheluck, 1999, avec Renault... et bien d'autres, où se retrouvent les acteurs de l'IUT du Creusot, sans oublier Areva (thèses d'État de Luc Carpentier, ECL, 1994 ; Damien Kaczorowski, ECL, 2002).

65Là  encore, pourquoi ne pas rappeler aussi les travaux tournés vers la bioingénierie, à  l'aide de rayonnements laser de faible puissance sur divers polymères et follicules pileux (thèse d'État de Karine Mourier, 2000). Les colloques LASERAP24, qui ont jalonné cette période, méritent aussi d'être cités pour leur valeur pédagogique.

  • 24 Colloques LASERAP (Lasers de (...)

L'Unité Mixte de Recherche « Ingénierie et Fonctionnalisation des Surfaces » (1996-2004)

66C'est en 1995 que l'UMR-CNRS 5621 « Ingénierie et FOnctionnalisation des Surfaces » (IFOS) prend naissance dans le cadre d'un nouveau plan quadriennal et de la réforme des laboratoires associés au CNRS. Il s'agissait, pour l'École en particulier, de regrouper deux URA (447, 404 créée par Paul Clechet), du département Chimie, dont la tutelle sera étendue au département des Sciences Physiques pour l'Ingénieur (SPI). Ce regroupement est d'autant plus naturel que les deux URA appartiennent aussi à  la même école doctorale « Matériaux » créée par Pierre-François Gobin pour l'université de Lyon, donnant ainsi à  l'ECL une présence forte en physico-chimie.

67à cette réorganisation se sont simultanément rajoutées d'autres réformes spécifiques, le ministère ayant souhaité une réduction du nombre de départements propres à  l'École : le département Sciences et Techniques des Matériaux et des Surfaces (STMS) date de ce temps où Daniel Treheux assurera une double fonction de directeur (pour IFOS et STMS). Leo Vincent acceptait alors les fonctions de directeur-adjoint, directeur des Études de l'ECL, aux cotés d'Étienne Pascaud.

68Le projet scientifique d'IFOS se cimente alors autour d'une vingtaine d'enseignants-chercheurs, sur un total de 60-70 personnes : il conserve ses traditions antérieures, ses relations industrielles et partage ses objectifs entre deux domaines, où surfaces et interfaces à  l'échelle nanoscopique deviennent des « mots clé » et des priorités incontournables :

Les Matériaux de Structure, au sens classique, essentiellement hétérogènes et soumis à  des sollicitations externes complexes de toute nature.

Les Matériaux fonctionnels, associant toujours un matériau sensible à  certains paramètres (thermiques, mécaniques, chimiques ou biologiques) transmetteurs des effets produits et permettant la reconnaissance du processus déclenché à  l'ensemble du matériau support.

69Vint enfin se joindre à  nous l'ancienne URA « Photocatalyse, catalyse et environnement » (1387) dirigée par Pierre Pichat - installée sur le campus depuis 1985 - complétant par la même des thèmes en pleine renaissance scientifique. En 3e année, une option « Sciences et techniques pour la santé et l'environnement » sera créée.

70Au total, cinq thèmes principaux, où dominent les surfaces, sont dès lors écrits dans le « carnet de route » :

Élaboration de structures superficielles et multifonctionnelles,

Capteurs et biosystèmes,

Bioingénierie des surfaces et reconnaissance génétique,

Photocatalyse et environnement,

Réponse des matériaux aux sollicitations mécaniques : tribologie, adaptabilité, durabilité.

71Nous n'en rappelons ici que quelques actions nouvelles pour parachever ce panorama :

l'équipe de Guy Stremsdoerfer avec les dépôts chimiques autocatalytiques,

l'équipe de Nicole Jaffrezic-Renault avec Laurence Ponsonnet et Jean-Marc Chovelon par la mise au point de microcapteurs ioniques et de biocapteurs à  base d'enzymes et d'immunocapteurs,

concernant la reconnaissance génétique, l'équipe de Jean René Martin et Elyane Souteyrand pour l'élaboration de puces à  ADN et de techniques de lecture directe de l'hybridation.

72Enfin, sous la direction de Pierre Pichat et de ses collaborateurs, l'UMR prend une longueur d'avance sur les matériaux autonettoyants, le traitement des eaux et de l'air, travaux qui seront récompensés par le « Grand Prix de l'Innovation » 1996-2001.

En guise de conclusion

73Conclure serait fermer trop vite ce chapitre et conduire à  un sommeil trompeur : il faut au contraire le laisser bien ouvert pour que de nouvelles pages soient écrites. Le lecteur aura compris que la « métallurgie-physique » née à  l'École dans les années 68 s'est progressivement adaptée à  de nouveaux besoins et à  d'autres centres d'intérêt. Époque de transition et de passion dans l'organisation générale de tous les laboratoires : le thésard n'est plus seulement « à  la paillasse » ou au centre de calculs, sous l'aile protectrice d'un patron, mais bien le maillon d'une chaîne nouvelle dans une équipe tissant des liens serrés autour d'elle, animatrice de programmes collectifs. Mais la pratique de la recherche dans le domaine des « matériaux de structures », sollicitée de toutes parts, n'a jamais été simple : l'équipe doit se battre, s'adapter, valoriser ses moyens, parfois reculer, mais toujours rebondir.

74L'École a grandi dans cet esprit de flexibilité, si utile pour former et aider les élèves à  leurs métiers. C'est aussi un devoir prioritaire où la recherche se nourrit. Le recueil de synthèse L'Esprit d'une Réforme, publié par l'Association des élèves en juillet 1968, sous l'œil vigilant de Paul Comparat et dont nous avons parlé au début, donnait le « tempo » à  cette ère nouvelle.

Notes

1 Centre National de la Recherche Scientifique

2 Institut National des Sciences Appliquées

3 Groupe d'Études de Métallurgie Physique et de Physique des Matériaux

4 École nationale Supérieure des Mines de Saint-Étienne

5 École Nationale Supérieure d'Électrochimie et Électrométallurgie

6 Commissariat à  l'Énergie Atomique

7 Massachusetts Institute of Technology

8 Direction des Recherches et Moyen d'Essai, Ministère de la Défense

9 Electron Spectroscopy for Chemical Analysis

10 Direction Générale de la Recherche Scientifique et Technique

11 Institut de Recherche de la SIDérurgie, au laboratoire de Saint-Germain-en-Laye

12 Service Technique des Constructions et Armes Navales

13 Société Nouvelle de Roulements

14 Conservatoire National des Arts et Métiers

15 École Nationale Supérieure de Mécanique et d'Aérotechnique

16 École Nationale Supérieure d'Arts et Métiers.

17 École Centrale Paris

18 Agence Nationale pour la VAlorisation de la Recherche

19 Société Nouvelle des Matériaux Isolants

20 Solutions in Ceramic Technologies

21 Direction des Applications Militaires

22 Institute of Electrical and Electronics Engineers

23 Groupe De Recherche

24 Colloques LASERAP (Lasers de puissance : développements et applications), patronnés par le CNRS, le CEA et la DGA et pilotés par Bernard Vannes : Laserap 1 (1991), Laserap 2 (1993), Laserap 3 (1997), Laserap 4 (2001), Laserap 5 (2003), Laserap 6 (2007)

Pour citer ce document

Pierre GUIRALDENQ, «De la métallurgie-physique aux matériaux pluridisciplinaires : quarante ans de recherche à  l'École», Histoire de l'École Centrale de Lyon [En ligne], Mémoire de l'École Centrale de Lyon, Enseignement et Recherche en Sciences pour l'Ingénieur, mis à jour le : 21/11/2008, URL : http://histoire.ec-lyon.fr:443/index.php?id=811.