Portrait du Professeur Pierre Lemaire

Jean Mathieu

Témoignage du professeur Jean Mathieu sur Pierre Lemaire qui fut directeur de l'École Centrale Lyonnaise de 1929 à  1949. Allocution prononcée lors de l'inauguration de la salle Pierre Lemaire à  l'École Centrale de Lyon

Jean  Mathieu
Professeur émérite de l'École Centrale de Lyon, fondateur et ancien directeur du département de mécanique des fluides

Texte intégral

1 C'est toujours pour moi un plaisir de parler du professeur Lemaire dont je fus d'abord l'élève (1942-1945) puis le chargé de cours. C'est peut-être sur le directeur que je serai le plus secret non pour sauvegarder une discrétion obligatoire mais tout simplement parce que c'est sous cet aspect que je l'ai le moins connu.

2C'est donc plutôt le souvenir d'un maître que j'évoquerai avec émotion mais je m'efforcerai aussi de dire quelques mots de celui qui orienta l'école vers une science de qualité toujours aux prises avec les applications.

3Il me semble, en écrivant ces mots, retrouver les préoccupations de nombre de personnalités de haut rang qui se demandent aujourd'hui comment garder à  l'enseignement sa qualité tout en introduisant certaines exigences d'un monde industriel. Je pense que la question était déjà  bien posée dans les années 40-45 où je fréquentais l'école, le monde étant alors plongé dans un climat de guerre et de suspicion.

4Pour comprendre ce que pouvait être l'enseignement du professeur Lemaire, et l'influence qu'il eut sur moi et sur d'autres élèves, il faut soulever un coin du voile qui dérobe au premier regard une vie bien remplie aux contours presque inattendus. Pierre Lemaire fut d'abord officier de marine, non pas « officier mécanicien » mais « officier de pont ». Quelques péripéties en relation avec des problèmes de la physique l'amenèrent à  poser la question de fond : quelle doit-être l'éducation scientifique d'un militaire alors qu'il vit chaque jour confronté à  des problèmes d'optique, de magnétisme... On était à  l'époque confiant dans les boussoles magnétiques très soumises aux aléas des champs locaux ; on acceptait des connaissances sommaires alors que l'optique introduisait des systèmes de visée complexes... En bref, le jeune officier voulait, pour accomplir sa mission au jour le jour, en savoir d'avantage, dominer ces sujets qu'un quotidien lui imposerait d'aborder. Il put, à  sa demande, suivre les cours de l'École Supérieure d'Electricité. Lorsque survint la guerre de 1914, il fut assez tôt affecté au service des brevets. Dans ces bureaux, se rencontrèrent les plus grands savants de l'époque. Citons quelques noms : Jouguet, Langevin, Curie... Pierre Lemaire put les fréquenter. Naissait alors chez ce jeune officier ce goût extraordinaire pour la physique qui l'amena à  savoir et à  créer. Ce raccourci nous laisse entrevoir les différentes facettes de l'homme. Il ne se veut nullement un historique que je serais incapable de vous livrer. Peut-être est-il susceptible d'introduire cette vision du monde que le jeune étudiant que je pouvais être vers les années 40, recueillit de lui.

5Une vie civile ponctuée de multiples inventions, en particulier celles faites dans le domaine de l'automobile, conduisit Pierre Lemaire à  devenir professeur, puis directeur de l'École Centrale de Lyon en 1929. Il était alors une personnalité formée à  de multiples tâches, ouverte à  maintes réflexions et son enseignement reflétait ces différentes facettes. Sa carrière d'officier de marine l'avait sans doute préparé à  la vie communautaire. Le professeur Lemaire restait proche de ses élèves, toujours ouvert à  une discussion qui lui prouvait quel intérêt ses étudiants pouvaient porter à  l'enseignement qu'il dispensait. Ce goût du contact, il savait le marier avec un évident souci de l'autorité. Sa stature reflétait ses qualités, celle d'un homme concentré sur lui-même toujours prêt à  une réflexion intérieure. Sa physionomie traduisait l'intelligence et la volonté mais aussi un inébranlable optimisme qui transparaissait à  l'évidence quand il arrivait dans cette salle de cours pour délivrer son message. L'étudiant devenait pour lui cet interlocuteur privilégié qui attend bien plus qu'une information, une formation construite sur la pensée même de ceux sur qui se fonde la grande aventure scientifique.

6Je m'en voudrais de ne pas souligner la manière dont il parlait de la science. Il l'aimait passionnément et c'est sans doute pour cela qu'il savait lui donner substance et vie. Non, ce n'était pas le corps dénudé d'une statue laissée en héritage que l'on disséquait ; c'était un prodigieux assemblage d'idées et cette vie qu'il insufflait était d'abord le fruit d'une authentique connaissance des travaux de Galilée, Copernic, Newton, d'Alembert... Il parlait de ces personnages comme s'il les avait rencontrés la veille.

7à l'époque de mes études, l'électrostatique n'avait guère bonne presse. Elle alimentait les énoncés de quelques problèmes qui cherchaient davantage à  parler sur les vecteurs qu'à  redécouvrir la matière profonde du problème. Le professeur Lemaire nous laissait très tôt entendre qu'un concept introduit par de grands physiciens, tel le concept de champ, cherche plutôt à  réduire l'abstraction qu'à  la répandre. « Fuyons l'abstraction chère aux paresseux » aimait-il à  répéter. Je ne pourrais guère oublier les deux ou trois premiers cours dispensés sur ces sujets. Il y avait là  tout ce que l'on peut imaginer de tentatives organisées pour réveiller l'intelligence et forcer l'intuition. Faraday était le grand acteur de ce scénario, il refusait d'accepter tout nu le concept d'action à  distance et introduisait le concept de champ afin de matérialiser le phénomène. La capacité d'exister d'un phénomène va de pair avec sa possibilité d'interagir — ainsi s'élargit grandement alors la mécanique du contact. Les charges deviennent des singularités du champ qu'elles animent et auquel elles donnent sa physionomie. Le titre de son premier ouvrage était La charge au repos. Au tome suivant, la charge s'animait, alors apparaissaient les champs induits par les courants. Puis tout naturellement s'établissait ce que l'on pourrait appeler un régime conversationnel avec les ondes électromagnétiques de Maxwell.

8J'écris d'abondance à  propos de ce que le professeur Lemaire m'a enseigné car le charme demeure.

9Quand le cadre d'un cours atteint des perspectives aussi vastes, il est impossible qu'une certaine philosophie de l'humain ne s'insère pas en filigrane. Pierre Lemaire savait nous faire comprendre que la construction de la science n'était qu'un volet de notre patrimoine. « Le meilleur ingénieur est celui qui sait le plus de littérature » aimait-il à  répéter. Devant cet amoncellement de perspectives, Pierre Lemaire savait demeurer simple.

10Il ne faudrait pas qu'en survolant la vie d'un tel homme nous puissions être découragés. La perspective de chacun sera toujours la bienvenue si elle respecte celle des autres. Le travail de ce maître prestigieux est un exemple. Il faudra à  notre époque adapter ce magnifique édifice que sut construire un tel personnage. Le désir de parfaire sa propre pensée et d'aider les autres à  promouvoir la leur est peut-être la tâche très difficile que doit remplir tout enseignant. Si l'on sait poser quelques pas sur cette voie du savoir partagé, peut-être alors aiderons-nous les instances dirigeantes à  faire évoluer l'établissement vu dans sa globalité sur le chemin que quelques grands hommes nous ont offert comme prémices.

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Pierre Lemaire, directeur de l'ECL de 1929 à  1949

Pierre Lemaire, directeur de l'ECL de 1929 à  1949

Pour citer ce document

Jean Mathieu, «Portrait du Professeur Pierre Lemaire», Histoire de l'École Centrale de Lyon [En ligne], Mémoire de l'École Centrale de Lyon, Portraits, mis à jour le : 03/12/2008, URL : http://histoire.ec-lyon.fr:443/index.php?id=969.